La main d’œuvre, le nerf de la guerre 

La main d’œuvre, le nerf de la guerre

Juillet 2021

Que fait-on quand la moitié de ses coûts de production proviennent de la main-d’œuvre? On se retrousse les manches et on cherche des solutions.

C’est une réalité que connaissent bien les producteurs maraîchers et de petits fruits : une belle récolte ne vaut rien si elle reste dans le champ. Pour qu’une soit rentable, elle doit être ramassée et pour cela, il faut s’assurer de pouvoir compter sur des bras. La difficulté est double dans ces productions, car en plus de représenter la moitié des coûts fixes (dans le cas des fraises et framboises), trouver de la main-d’œuvre est une tâche à recommencer année après année.

Le secteur a relevé le défi depuis plusieurs années en ayant recours aux travailleurs étrangers temporaires (TET) qui permettent de contrecarrer le phénomène de la pénurie de main-d’œuvre. L’année dernière a cependant été particulièrement difficile alors que l’arrivée des TET a été entravée par la pandémie. Le moment ne pouvait plus mal tomber alors que la saison en était à ses tout débuts. La planification de l’année agricole s’en est trouvée chamboulée pour la majorité des producteurs.

Crédit photo : Association des producteurs de fraises et framboises du Québec 

Différentes initiatives ont tenté de pallier au problème de bras. Lancée de manière impromptue, la campagne J’y vais sur-le-champ! a reçu plus de 16 000 candidatures. Sur le nombre, 1 896 nouveaux travailleurs locaux ont été embauchés pour 928 entreprises agricoles, selon AGRIcarrières. Les Centres d’emploi agricole (CEA) et le service Agrijob! ont contribué à la mission d’appuyer les producteurs. Agrijob! a réussi à assigner plus de 600 travailleurs montréalais sur des fermes de la Rive-Sud et de la Rive-Nord. En lisant le rapport annuel d’AGRIcarrières, on apprend également que le comité sectoriel et ses partenaires ont coordonné le projet Formez sur-le-champ! . Ce dernier a formé 877 nouveaux travailleurs locaux dans 369 entreprises agricoles. À ajouter à la liste des projets se trouvent le montage et la gestion du projet de formation en ligne Masterclass du Jardinier maraîcher, ainsi que la formation en ligne L’agriculture, j’en fais partie!, destinée aux travailleurs maraîchers saisonniers et occasionnels.

Le champ de bataille des petits fruits

Pour les producteurs de fraises et de framboises, les coûts associés à la main-d’œuvre représentent de 50 à 55% des coûts de production. Selon l’association qui les représente, environ 2000 travailleurs internationaux viennent prêter main forte durant la saison. Ils se retrouvent surtout sur les plus grandes entreprises et offrent un service d’appoint sur celles de moyenne taille. Des travailleurs locaux sont également engagés.

 

La main-d’œuvre est un compte difficilement compressible en raison de la nature de la culture. Les fraises et les framboises se prêtent peu à la mécanisation en plus d’être très périssables. Les changements climatiques entrainent aussi leurs lots d’impératifs, explique Jennifer Crawford, directrice générale à l’Association des producteurs de fraises et de framboises du Québec. « C’est une cueillette très intensive. Il faut pouvoir compter sur des travailleurs tous les matins et qu’ils soient disponibles si jamais c’est nécessaire », comme dans le cas où la météo demanderait un blitz dans le champ, illustre-t-elle, ce qui est facilité par le fait que les travailleurs étrangers logent sur place.

 

Jennifer Crawford - Directrice générale de l'APFFQ

Retour sur 2020

L’année 2020 a été exceptionnelle, non pas tant en raison des rendements de la production, mais par les circonstances, indique Mme Crawford. La fermeture des frontières dès mars a mené plusieurs producteurs à prendre des décisions pour la saison en limitant par exemple la plantation des fraises d’automne qui sont mises en terre dès le printemps. « Les gens se sont ajustés au niveau de la production ». Les campagnes de recrutement, telles que J’y vais sur le champ! ont eu un effet limité. « Il y a eu de belles histoires, mais ce sont des cas isolés. Il y a eu peu de personnes engagées à long terme malgré les incitatifs. »  Il y a bien eu un certain engouement à des moments critiques, mais il n’en demeure pas moins qu’il faut aimer ce type travail très physique, fait valoir la directrice.

Bien que la pandémie ait été en place depuis plus d’un an, 2021 a mené à son lot d’embûches. Les démarches ont été très compliquées, que ce soit au niveau du recrutement que de l’acheminement des travailleurs étrangers, tous régis selon des normes sanitaires différentes selon leurs pays d’origine. À cela se sont ajoutés les quarantaines et les protocoles de la santé publique, les délais dans les tests ou encore les cas de COVID-19 sur les fermes. Le début très hâtif de la saison a également exacerbé les besoins de main-d’œuvre.

Un enjeu incontournable

Avec 50% des coûts de production reliés à la main-d’oeuvre, les producteurs de fraises et framboises sont à la recherche de solutions. La hausse du salaire minimum dans les dernières années a accru l’enjeu, souligne Mme Crawford. « C’est un équilibre à aller chercher dans le contrôle des dépenses versus l’efficacité et la recherche de stabilité pour les producteurs afin qu’ils puissent avancer avec confiance », dit-elle en parlant des plans d’avenir que plusieurs tentent d’établir pour leurs entreprises.

Crédit photo : Association des producteurs de fraises et framboises du Québec 

Une partie des solutions réside dans la recherche d’outils et d’équipements, que ce soit par la robotisation ou de nouvelles technologies. Dans ce cas, on parle de cultures sous abris ou de cultures de serre. Une certaine automatisation est aussi possible. Les fruits de transformation s’y prêtent, bien que ce ne soit pas le créneau principal exploité au Québec. Des exemples en Colombie-Britannique ont toutefois démontré que cela était faisable pour la framboise. La culture de serre offre aussi certaines opportunités.

La prochaine étude sur les coûts de production réalisée par le CECPA sera donc très utile, note Mme Crawford. Trois types de technique doivent être analysés avec comme objectif plus de rendement, sans augmenter la main-d’œuvre. Cette étude, la première du genre pour le secteur, permettra de travailler avec de vraies données, ce qui manquait, souligne la directrice. Les chiffres de 2019 seront utilisés pour l’étude, en raison du contexte. « La main-d’œuvre a été un enjeu majeur dans les cinq dernières années (…) À la table de compétitivité (mise en place par le gouvernement), on a maintenant outil de travail dans nos discussions avec le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ) concernant l’environnement d’affaires. »

À la recherche d’une solution durable

 

Tous s’entendent pour le dire, la pénurie de main-d’œuvre dans le maraicher et les petits fruits ne se résorbera pas dans les prochaines années. Mais 2020 a peut-être marqué un tournant dans la manière de voir les choses, indique Geneviève Lemonde, directrice générale à AGRIcarrières. « Quand je suis arrivée (en poste) il y a huit ans, on était très proactif. Aujourd’hui, ce sont les gens qui viennent à nous. On sent qu’on est passé à être un des dossiers en bas de pile à ceux qui se trouvent sur le dessus. On devient un incontournable, comme l’environnement ou le bien-être animal. »

 

Geneviève Lemonde - Directrice Générale d'AGRIcarrières

Un des côtés positifs de la pandémie a été en effet de mettre les  projecteurs sur la question des travailleurs agricoles. Les différentes initiatives lancées en 2020, comme J’y vais sur le champ, ont survécu bien que sur un autre mode, puisque l’urgence n’est plus au rendez-vous. Cette campagne est utilisée entre autres dans les Centres d’emploi jeunesse, surtout en région, comme étant un rappel des possibilités d’emploi qui s’offrent aux jeunes adultes, mentionne la directrice d’AGRIcarrières. Mme Lemonde indique aussi qu’une certaine conscientisation des employeurs a eu lieu en leur démontrant qu’une main-d’œuvre locale était disponible, mais en s’adaptant aux attentes de cette dernière. Des horaires plus flexibles, sur des périodes plus courtes, ont été des méthodes gagnantes pour certains producteurs. Ceci demande cependant plus de temps et une certaine volonté de changer ses habitudes.

Le gagnant de l’édition de cette année du concours Ma ferme, mon monde en est un bon exemple. Ce concours « souligne le travail d’entreprises agricoles qui ont pris la décision d’investir du temps et de l’énergie à la mise en place de bonnes pratiques en gestion des ressources humaines au sein de leur environnement de travail », peut-on lire sur le site d’AGRIcarrières qui chapeaute l’événement.

Les gagnants du concours Ma ferme, mon monde: Gilbert Jr, Brigitte, Camélia et Brielle Pigeon. Photo : Gracieuseté des Fermes Roland Pigeon et fils, via TCN.

Les Fermes Roland Pigeon et Fils une entreprise maraîchère spécialisée en culture de haricots jaunes et verts, a décroché le prix pour 2020. Dans un article de l’UPA présentant le gagnant, Gilbert JR Pigeon explique comment l’entreprise est allée recruter localement pour combler ses besoins de main-d’œuvre, en adoptant toutefois ses manières de faire, une stratégie qui s’est avérée gagnante. Le recrutement a été fait sur la base de la motivation et du potentiel. Le défi suivant a consisté à conserver cette nouvelle main-d’œuvre. L’entreprise a choisi de les accueillir par petits groupes et de leur assigner au début à des tâches légères, le temps que les travailleurs s’habituent physiquement. Des conseils et des encouragements ont suivi. L’entreprise projette d’ajouter de nouvelles cultures pour prolonger les périodes d’embauche de ses employés québécois et favoriser leur rétention puisqu’ils sont à la recherche d’emplois stables et de longue durée.  Mme Lemonde indique d’ailleurs que l’entreprise a été choisie en raison de sa volonté de recruter localement.

Avec de nouvelles études prévues en coûts de production, en collaboration avec le CECPA, sans doute que les résultats donneront également des pistes de solution aux producteurs maraîchers quant à leur main-d’œuvre.

Un pas en avant pour l’agriculture

Comme tous les grands bouleversements, quelques notes positives pourront être tirées de la pandémie. Autant Mme Lemonde que Mme Crawford observent un intérêt nouveau pour l’agriculture et une sensibilisation à ses dynamiques particulières depuis le début de la pandémie. Les appels par exemple du premier ministre François Legault à acheter local ont été entendus. Les kiosques de fruits se sont fait « dévaliser » l’an dernier, illustre Mme Crawford, et il semble que l’engouement soit encore présent cette année auprès de la population. Il est vrai que les Québécois sont encore limités dans leurs déplacements et leurs choix de vacances, mais le changement d’attitude est de bon augure, estiment les deux gestionnaires.

Autre retombée possible de la dernière année, l’initiation express à l’agriculture lancée dans les derniers mois suscitera peut-être de nouvelles carrières. Souvent délaissés par la population, les métiers agricoles ont été remis sur le devant de la scène. Sans apporter de solution miracle, un nouvel apport de main-d’œuvre formée et venant d’ici viendrait combler certains des besoins. Déjà, un engouement pour la culture maraîchère dans les dernières années a permis d’augmenter la culture de petits lots et de freiner le déclin des entreprises agricoles au Québec. Les différentes initiatives du MAPAQ depuis un an pour accroître l’autonomie alimentaire du Québec et la compétitivité des entreprises agricoles devraient également dynamiser le secteur. Autant d’éléments qui permettent d’afficher un certain optimisme quant à la question de la main-d’œuvre en agriculture.

Par Céline Normandin